Télé-bistro

Pendant longtemps, le bistrot a été un phare pour les gaulois réfractaires que nous sommes. Un lieu populaire où tout le monde, qu’il soit vicaire, ouvrier ou gendarme (surtout gendarme), pouvait se retrouver pour deviser vivement sur les sujets qui font l’actualité en buvant un coup de jaja attablé devant une tranche de pâté de campagne débitée à la tronçonneuse.

Malheureusement, ces espaces de convivialité ont aujourd’hui laissé la place à des lieux plus instagrammables où l’on se prend en photo à côté d’un Spritz moléculaire pour la modique somme d’un demi SMIC. Mais si le nombre d’estaminets n’a de cesse de décliner, les piliers de comptoir, eux, n’ont pas disparu. Ils ont trouvé refuge sur la bande FM et dans le petit écran, où des tauliers belliqueux leur ont tendu bien volontiers un tabouret et un micro.  S’il est difficile de trouver dans ce nouvel écrin une borne pour jouer au tiercé, des tables en formica ou encore une tireuse à bière, les discussions de café du commerce ont pourtant bien repris de plus belle.

« Alors Yves Thréard, vous en pensez quoi de l’identité nationale ? »

Le premier troquet, le C dans l’air a ouvert en 2001, tenu par un Yves Calva, au nom prédestiné. Il a rapidement inspiré RMC, qui a lancé à son tour son boui-boui ouvert aux auditeurs avec Jean-Jacques Bourdin aux commandes. Forte d’une affluence grandissante, la station a ensuite lancé en 2004 un second établissement, Les Grandes Gueules, tenu cette fois-ci par le duo Marschall et Truchot, tandem de choc dont le nom parait tout droit sorti d’une énième itération de la saga des Gendarmes à St Tropez
Au comptoir, où l’on ne sert pourtant pas que de l’eau de Vichy, on balaye toutes les nuances de droite, de néo-réactionnaire à néo-pire. On a ainsi pu croiser l’avocat kaki d’office Gilbert Collard ou encore Alain Soral (ne vois-tu rien venir ?)… Dans un registre plus libéral, on a également pu entendre Sophie de Menthon, devenue championne du monde du jeu « Tu préfères ? », avec sa sortie sur les petits chinois qu’il vaut mieux voir travailler que retourner dans « le ruisseau ». De quoi faire passer l’éditorialiste maison, Eric Brunet, pour un dangereux gauchiste.

La formule fonctionne si bien que la majorité présidentielle n’a pas hésité à recruter à la sortie du bistrot radiophonique de RMC la grande penseuse Claire O’ Petit pour lui ouvrir les portes de l’Assemblée Nationale. Et l’engouement autour de ces bouges a même suscité des vocations. C’est ainsi que Pascal Praud, journaliste sportif sur la touche s’est vu propulsé patron du « Plus Grand PMU du monde » sur CNEWS, chaine sur laquelle Robert Ménard tenait jadis chronique. Pendant son émission intitulée en toute modestie « l’Heure des Pros », Pascal affublé de son impeccable chemise rose de dandy le plus classe du monde, a su transposer à la télévision le même cocktail mêlant éclats de voix, clashs, polémiques stériles, poujadisme de bas étage et coupages de parole en bonne et due forme. Dans les faits, difficile de tenir plus de 2 minutes devant ce cirque télévisuel où se succèdent des acrobates sur le fil de la ligne de la ligne jaune tels qu’Elisabeth Lévy, Alain Minc, André Bercoff, Eugénie Bastié… 

Avec un tel casting, notre Georges Abitbol national, transfuge émérite de Téléfoot, assure le succès de son café des sports. Mais de temps à autres, un client égaré s’invite dans ce cloaque aux relents fétides, ce qui ne manque pas de déclencher l’ire des habitués, comme en témoigne cet échange (presque) saisi sur le vif :

« Le taulier : Qu’es-ce que je vous sers ?
Habitué 1 : Oh ben aujourd’hui, je vais te prendre une pinte de climatosceptisme, et un mètre de shots de misogynie tiens !
Le taulier : Bah ouais, ça caille sacrément hein ! Il est où le réchauffement climatique ? Que ça m’étonnerait pas que ce soit un complot du gouvernement et compagnie.
Nouvelle cliente égarée : Le réchauffement climatique est avéré. On a jusqu’en 2030 pour réduire de moitié nos émissions de…
— Le taulier : Oh eh elle va pas nous faire chier l’hystérique là hein. D’ailleurs pourquoi elle est pas à la maison pour s’occuper des gosses ? On va plutôt parler des migrants !
Habitué 2 : Bah ça va, de quoi ils se plaignent eux ! Ils ont une croisière tous frais payés sur l’Aquarius ! Tu vas voir qu’ils vont finir par leur construire une LGV sous la Méditerranée ! 
Habitué 1 : Ah ça va pas recommencer hein, je t’ai déjà dit que j’étais contre l’IVG. Elles n’ont qu’à pas sortir en mini-jupe les bonnes femmes. »

Comme le dit l’adage, « In vino, Civitas ». Tandis que le concept fait recette, on assiste à une totale banalisation de la pensée de comptoir décomplexée, qui a fini par pulluler dans tous les talk-shows avec des porte-étendards comme Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Yann Moix ou encore Michel Onfray. Sous couvert de pourfendre la bien-pensance, le néo-réactionnisme est une nouvelle forme de pensée unique qui n’hésite pas à donner un bon coup de canif aux valeurs humanistes les plus élémentaires.
Malheureusement, avec toutes ces tournées de débats aussi indigents qu’abjects, la note commence à être salée… Et nous sommes bien partis pour la payer au prochain retour des urnes. Alors, santé !

Fais pas ta morue, partage !

Jean-Jacques Gourdin

Je suis le maton de la station, prends garde à mes coups de bâton. Viens dans le poste, je vais te faire des bosses.